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Les transes sahariennes

A six heures le coq chante en plein désert. Ne serait-ce pas un mirage acoustique comme il en est de visuel ? Hélas non. Le mirage c'est qu'à la place d'un gallinacé - fier emblème national, orgueil de nos basses cours - émerge un bipède sans plumes, sans crête, en un mot sans aucun des attributs de sa race. Barbu, hirsute, le poil terne, au demeurant rond comme un chapon, âpre au grain, à l'ergot prédateur, au coup de bec vif et précis, son oeil attend que Phoëbus sur son char tiré par un chameau (couleur locale) empourpre la lune dont le derrière fessu s'éloigne nonchalamment à l'horizon. Le drap de la nuit érotiquement froissé, glisse de la couche céleste. Plus prosaïquement et moins mythologiquement, le jour se lève, et nos belles matineuses heureusement n'éclipsent pas le soleil. Le sable n'étant guère chauffant pendant la nuit, chacun s'extrait frileusement de sa gangue duveteuse, telles de grosses chenilles encore dans les limbes du sommeil. Le mot est rare. On maugrée plus qu'on ne cause mais certains se précipitent cependant pour plier leurs tentes. Cette soudaine fébrilité ne s'explique que par leur impatience à se ruer sur le petit déjeuner. La table dressée (à savoir un tapis déroulé qu'entourent des matelas) ressemble rapidement à un champ de bataille où gisent des reliefs de nourriture. Les ordres sont laconiques : "confiture", "sucre", "thé". Certains (les mêmes que précédemment) occupent des positions stratégiques. A portée de main : pots, ustensiles, margarine. On les sent prêts à les défendre avec ardeur. Progressivement la chaleur s'installe, tout le monde se restaure et se rassure : il y aura assez pour satisfaire les appétits. Dans tout groupe il y a des moments obligés. Ici il faut faire la louange de la confiture de figue, et celle du pain. On peut se dispenser de faire l'éloge du Kiri et surtout de la margarine.

Un autre moment rituel occupe notre groupe, mais dont le caractère intime et privé exige la discrétion. Certains (les autres étant du soir) soudain animés d'une énergie nouvelle, s'égaillent aux quatre coins de l'horizon La dispersion et la rareté des lieux d'aisance, ne sont pas sans poser quelques problèmes à ceux dont la maîtrise sphinctérienne est mise en échec par la pratique de la marche dans le sable. Pour les plus constipés, il est toujours douloureux de voir s'afficher l'insolente satisfaction de ceux qui reviennent leurs besoins accomplis. Car le marcheur craint la surcharge. Généralement le marcheur est à l'écoute de son corps, et il faut le dire - même si le sujet est délicat - certains ont le corps tellement bruyant qu'ils n'ont aucun mal à l'entendre. Dieu bénit les autres qui n'ont pas la chance d'être sourds ! Nous ne sommes pas égaux devant le risque de météorisation. J'en connais qui ont lutté pour maintenir leur état solide et ne pas se dissiper en état gazeux : privation de repas, relaxation, ascèse, éloignement du groupe - en particulier sous prétexte de faire des photos. Le ronflement, aussi gênant au niveau sonore, est mieux perçu socialement, est-ce juste ? J'arrête ma réflexion devant des profondeurs aussi abyssales. Il est certain néanmoins que ce fut un sujet maintes fois abordé car toujours renouvelé (un peu comme la météo dans les pays où il ne fait pas beau), au même titre que l'état des pieds.

Là aussi nous ne sommes pas égaux. A priori rien ne distingue le pied à ampoules du pied conventionnel, qui, à y bien regarder est toujours un peu étonnant. Autant on s'habitue à la différence des visages - on finit par s'y faire, y compris au sien - autant la vue des pieds de l'autre est toujours surprenante : longueur des orteils, chevauchement, cals, oeils de perdrix etc. Mais à posteriori, le pied à ampoules sujet à l'échauffement n'a plus figure humaine quand il a macéré dans une chaussette pendant une journée. La pharmacie marquée d’une belle croix rouge était pourtant sacrément bien adaptée à ce risque. Malgré les doubles peaux sur le peu de derme, certains trouvaient encore le moyen d’arborer une nouvelle ampoule. Parfois même ils vous en refaisaient une sous la double peau ! …

En dehors de la pharmacie, il y a ceux qui s’enorgueillissent d’avoir le pied randonneur et qui sont d’un grand secours car ils prodiguent le conseil : l’un sur la pointure des chaussettes, sur la manière de les enfiler, sur l’opportunité de se déchausser pendant les pauses ; l’autre révèle une très vieille recette de sa grand-mère cul de jatte, mais qui paraissait peu crédible ! Il faut l’affirmer bien fort : rien n’y fait, l’ampoule est de l’ordre de la destinée, elle n’est pas de l’ordre du curable.

Or donc, restaurés, pansés, étoupés, satisfaits, à peine lavés, demi-chassieux, quasi loqueteux, nous avions fière allure et glorieux moral. Mais je vous sens impatients de partir. Il vous faudra comme nous assister à ce grand moment du chameau bâté (qui n’a rien à voir avec le chameau briqué qui secoua de rire notre caravane, du moins la partie qui ne connaissait pas ses classiques).

Notre caravane n’irait point sans l’assistance technique que constitue notre équipe de chameliers. Tous les matins ils chargent nos sacs, notre nourriture, les marabouts, l’eau etc.…Et à chaque fois les femmes s’attendrissent de voir la charge accabler les pauvres dromadaires. Ces derniers cabotinent, en rajoutent, tirent de leur organe vocal des sons inouïs dont on imagine à peine qu’ils puissent sortir d’un être vivant. Cela va des borborygmes d’un siphon au bord de l’engorgement à des glapissements liquides accompagnés de projections salivaires, en passant par la franche beuglante, rappel de son caractère ruminant. Le dictionnaire dit que le dromadaire blatère, c’est trop peu dire. A lui seul c’est tout un univers sonore, imprévisible, qui ramène à l’origine du cri primal et archaïque. Il maîtrise tous les registres : agressif, lyrique, plaintif, incantatoire, blasphémateur, injurieux et même ironique. Et qui plus est, chaque cri occasionne des mimiques épouvantables découvrant une mâchoire préhistorique sur laquelle des broyeurs d'un ivoire douteux menacent la main chamelière qui tente de les harnacher. Le dromadaire est utile certes. Mais il a une drôle de gueule et un sale caractère. En revanche il est parfaitement adapté au désert, ou bien c'est l'inverse, on en discute Pendant ce temps là, la caravane s'ébranle cahin-caha. Un tabouret juché en haut du chargement étonne un peu un dromadaire porteur de la pharmacie ressemble à une ambulance, tout le reste ne ressemble pas à grand chose.

On a marché donc pendant des heures, des jours, tantôt dans des déserts de sable, tantôt dans des déserts de cailloux et sans y être forcés. Les éléments à l'état brut sont omniprésents : ciel, soleil, vent, minéral. Certains sont plus rares, donc toujours plus surprenants : végétal réduit à une fleur, ou une plante; animal présent par sa trace dans le sable. Une vie toujours incertaine qui n'en prend que plus de valeur lorsqu'elle éclate au sein de l'oasis.

L'oasis, c'est la promesse du bivouac. Imprévisible comme une île au milieu de l'océan, elle procède de l'utopie et du mirage. C'est le paradis des bienheureux marcheurs, le jardin des délices, l'endroit où toutes les magies deviennent opérantes : tapis volant, théières qui parlent, montagnes de nourritures, almées aux charmes vaporeux. On a cru voir tout cela, mais seul le rêve est sûr !

Chacun choisit son coin pour la nuit. On peut juger de l'efficacité de ceux qui plantent leur tente en fonction du lever du soleil, en fonction du ronflement des dormeurs, en fonction de la proximité du marabout, et ceux qui s'affaissent à un endroit au hasard, macérant dans leur fatigue, contemplant leurs pieds et s'abîmant dans le désespoir. Leurs tendons se détendent, leur charpente craque, leur fondement s'évase. Vous vous dites que ce ne seront pas de rudes concurrents pour la bouffe du soir, qu'ils sont vidés de leurs dernières ressources, qu'ayant perdu tout espoir de vivre ils vont se laisser crever de faim. Mais il suffit qu'on annonce le thé avec beignets et confiture pour que tout se redresse, se récupère, se revigore. Redevenus actifs ils grimpent sur les dunes pour photographier le coucher du soleil. L'ombre fait comme des petits lacs dans les creux et la lumière accentue les contrastes sur les sommets, entre les versants éclairés et ceux que la nuit recouvre. C'est un moment de sérénité. On réfléchit sans savoir à quoi.

Le soir il y a la soupe, le tajine et les histoires. La soupe, tout le monde la trouve meilleure chaque soir, mais c'est toujours la même. Certains la trouvent toujours aussi peu salée, et le sel est toujours aussi difficile à faire passer. On en reprend mais il faut redemander le sel qui est reparti. C'est pareil avec le pain. Il est bon, on en redemande. Enfin on n'entend plus rien. Chacun sent intensément la vanité de la parole. La sensation de réconfort est brute et se suffit à elle-même. Les commentaires ne viendront qu'ensuite. On s'étonne de manger un si bon tajine dans le désert. L'adresse est bonne, mais le lieu est vaste : on y reviendra quand même.

Après le repas on est un peu engourdis par une douce quiétude; on se raconte des histoires. Joël est une véritable encyclopédie. Il a plaisir à raconter et nous à rire; au moins ça évite les engueulades et ça détend. Quand on sort du marabout et qu'on a réussi à retrouver ses chaussures, il y a le ciel au-dessus de nos têtes - à sa place donc (ce n'est pas l'alcool qui a tout chamboulé, même pas la poire de Jean). Et le ciel dans le désert c'est un champs d'étoiles, des milliers de points lumineux à terrifier Pascal et ses deux infinis. On peut continuer à contempler le ciel même lorsque les yeux se sont fermés car les étoiles se sont imprimées sur la rétine aussi longtemps que les souvenirs restent aujourd'hui dans ma mémoire et me permettent d'éclairer encore mon quotidien.

Philippe, en revenant de la randonnée : "Zagora, dunes et palmeraies". Février 2000.

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