Les Folies Berbères…

Atlas est un géant mythologique, nous fûmes à sa hauteur…

Le Siroua est un étron volcanique posé là, en des temps où le monde pesait sur les épaules du dieu. Le mégalithe sortait tout chaud de gigantesques sphincters dont, les pressions coulaient la lave en des bronzes colossaux.

Nous étions peu après la création du cosmos. Imaginons : les roches se chevauchent, se dressent… c'est le chaos. On dit communément que c'est à vous couper le souffle, et ici, c'était bien le cas, tant le vent nous a balayés, ballottés, transis, au point que l'ivresse nous venait de son souffle et des hauteurs. Notre groupe a vécu en parfaite symbiose avec cette nature brute et enivrante. Il fut chaotique et épique. Un ordre erratique a bien essayé de se faire jour, mais il était bouleversé par la furie des tempéraments, le jaillissement des facondes, l'explosion des rires et des vents intestinaux, les borborygmes des digestions, les ronflements des sommeils profonds. Un vent de folie régnait sous le marabout, le soir, quand nous tentions de nous réchauffer en buvant ce breuvage anisé que la mule surnommée "Ricardette" avait précautionneusement transporté toute la journée. À chaque passage de la file muletière, elle était encouragée ; Gérard, en particulier, surveillait son équilibre, vérifiait l'assiette de la bouteille. La mule faisait la fière, car elle savait transporter un trésor. On la sentait cabotine. À son honneur, on doit dire que jamais elle ne faillit ; elle avait le pied aussi sûr que nous l'avions hésitant en rejoignant nos tentes après de puissantes mictions, le regard perdu dans l'infini étoilé.

Animés d'une intuition prémonitoire, beaucoup avaient pensé que le froid de la nuit, ne pouvait être rigoureusement combattu que par la chaleur des alcools et des amitiés. Nous fûmes tous de fiers guerriers. Nos breuvages furent même virils quand nous attaquâmes ce qu'improprement on nomme digestifs. Pascal se livra même à des expériences de physique amusante où l'idée d'enflammer de la gnôle afin de chasser la fumée de cigarette emprisonnée dans la bouteille, fit craindre que le cocktail Molotov ne rajoute du désordre dans le bivouac et l'agencement des reliefs. La science l'a emporté, et cette leçon réussit à nous convaincre facilement qu'il fallait en ouvrir encore une autre. Nous oubliions le bruit du vent d'autant plus aisément que la tempête des voix dominait le claquement des toiles du marabout. Nous eûmes froid au corps mais très chaud au cœur.

Pour se réchauffer aussi certains construisaient des barrages. Au début, Gérard, notre ingénieur des Ponts subrepticement, avec Jacky, choisissait un site. On les voyait œuvrer dans la boue et les cailloux mais bientôt toute une équipe d'inspecteurs, de conseilleurs, de visiteurs goguenards venait jouer avec les nerfs de la main d'œuvre laborieuse. On en a vu quitter le chantier, saturés de remarques sur la place d'une pierre, la petite fuite là, la solidité de l'ensemble, sans parler de son esthétique… Alors, nos impénitents manuels attaquèrent le four. Mais là ils souffrirent cruellement de la comparaison avec celui des muletiers, qui, lui, ressemblait à un four. Je ne parlerai pas de la rapidité d'exécution. La nuit seule les arracha à leur œuvre bizarre, mais puissante par l'étonnement qu'elle suscitait. Le berbère riait sous son burnous, on mangea du pain cuit grâce aux muletiers.

Leurs projets de construction devenaient démentiels. Après la visite du magnifique grenier de Tirzgui creusé à même la paroi – d'une audace et d'une ingéniosité folle – nous décelâmes dans leurs regards vers la montagne, que leurs prochains projets deviendraient démesurés. On eut peur. Ils se rabattirent sur l'idée de creuser un puits à la petite cuillère. Les gourmands de dessert s'y opposèrent. Je croyais relire Bouvard et Pécuchet. Ils n'eurent plus que des projets, mais cela les occupait.

Il est difficile à un chroniqueur de faire un compte rendu exhaustif de tout ce qui se passa pendant ces quinze jours ; la matière en est trop riche. Le chroniqueur rappellera seulement le plaisir que nous eûmes à nous éclabousser à chaque passage d'oueds ; il ne dira rien des enfantillages qui nous rajeunirent ; des blagues de potaches ; des histoires (une véritable anthologie !), de la gentillesse et du charme de nos dames – et aussi de leur compréhension ; de la patience de Youssef rudement mise à l'épreuve. Il soulignera, cependant, l'immense plaisir que nous eûmes à rencontrer des enfants dans une école ; la superbe initiative de Gérard qui offrit un ballon et qui reçut les plus beaux remerciements que nos enfants ne savent plus donner…

Et je ne peux omettre l'extraordinaire moment épique où notre albigeois enthousiaste proposa aux muletiers un affrontement au tir à la corde. Le combat fut gigantesque et poussiéreux. Après avoir souligné le caractère international de la rencontre qui devait sceller l'amitié entre nos deux peuples, Gérard expliqua, en français, les règles du jeu à des berbères qui les connaissaient déjà. On mis la corde en quadruple, par précaution. Il y avait quelque chose de recueilli et de sacré dans la mise en place des équipes. Quatre gaillards, bien lourds, bien nourris au foie gras et au cassoulet, sanguins, abreuvés de pinard, habitués des mêlées, représentaient la France. En face, quatre berbères, buveurs de thé et mangeurs de tajine et de couscous, ne faisaient visiblement pas le poids. D'un côté : la puissance du muscle ; de l'autre : la nervosité du tendon. Les deux équipes, arc-boutée, tanquées, les pieds chevillés dans le sable, les veines prêtes à claquer, les yeux exorbités tirèrent sur la corde qui gémit, s'étira, soumise à des tensions inouïes. Ça gueulait, du côté français… le berbère serrait les dents. Chaque équipe s'enfonçait dans le sol, s'enterrait littéralement, les pieds soulevaient une poussière digne des jeux du cirque antique. C'était grandiose par l'équilibre qui s'établissait entre les forces. Les spectateurs hurlaient, riaient à gorge déployée et donc toussaient, à cause de la poussière, s'étranglaient, se tenaient les côtes, labouraient celles du voisin…. C'était de l'hystérie ! Et puis… divine surprise, le berbère opiniâtre grignota du terrain. Notre équipe se redressait, sortait de sa tranchée, perdait son assiette et son assise. Elle fut arrachée de ses positions. Le Maroc était vainqueur. Une ovation, une clameur salua leur exploit. C'était bien ainsi. Dans un délire complet, les compétiteurs – à la manière basque – se heurtèrent les ventres…on entendait le craquement des os berbères et le clapotement des graisses françaises.

Ce fut un grand moment d'enthousiasme qui laissera sans doute des traces dans l'histoire (la petite bien sûr) de nos deux peuples. Des légendes vont naître, racontées de village en village ; les conteurs vont exagérer, c'est sûr, mais ils vont donner à ces moments leur vraie dimension, celle qui reste imprimée dans les mémoires.

J'espère que mon récit de voyage aura contribué à réactiver l'immense plaisir que nous avons eu à le vivre ensemble.

Philippe, avril 2003

P.S : je dois vous avouer qu'avant de partir j'étais un peu… déprimé, je prenais donc des… comprimés. Le médecin m'a changé mon traitement : il me donne des calmants !